Témoignage de Samantha

ETT37   

 

 

Samantha, ma vie en rose… 

« Ce que les autres te reprochent, cultive le, parce que c’est toi… »

(Jean Cocteau)

 

A Stéphanie et Patricia qui bercent mes pensées de tendresse infinie. 

Bonjour le monde ! Je suis une petite fille.
Je suis née à Grenoble, un lundi de Pâques à midi ; non, pas dans un oeuf je vous vois venir.
Mon premier cri est -paraît-il- long à sortir. La curiosité prend néanmoins l’ascendant sur ma crainte probable d’affronter cette vie… et j’ai crié. 

Selon Maman j’ai demandé le sein jusqu’à 30 mois…
A l’âge de 4 ans, avec ma barboteuse rose, j’arbore fièrement une longue chevelure blonde et bouclée (cf. photo ci-dessus, même si le rose n’est pas très perceptible…)
Ma copine s’appelle Françoise. Elle est jolie, un peu chipie et nous formons un couple inséparable et complice. « Comment t’appelles-tu ma petite fille ? » me demandent les grandes personnes.
Je réponds « Titian », qui deviendra Christian avec l’apprentissage de la parole. Mais pourquoi donc ces grandes personnes se penchent-elles sur moi pour me dire avec une agaçante insistance :
« Et bien, mon petit garçon ! Mais c’est qu’on dirait une fille avec ces cheveux longs, il faudra que ta Maman coupe tout çà ! »
Ben quoi non, je suis bien moi comme cela ! Et puis c’est qui ce garçon dont on me rebat les oreilles ?? 

A l’âge de 5 ans, la maîtresse d’école nous fait mettre en rang.
A droite les garçons, à gauche les filles ; curieusement je me trouve dans le rang de droite, séparée de Françoise. Je suis déçue, chagrinée de cette incompréhensible erreur.
A l’école, la maîtresse qui détient le savoir universel, m’a bien dit qui je suis : un garçon.
Je l’ai écoutée, troublée, dubitative néanmoins.
Dès lors la petite fille que je suis s’efface un peu; je me mets en jachère en attendant des jours meilleurs, sans trop savoir ce que je vais devenir. Je sens confusément que je gêne un peu.
Ce retrait marque probablement le début d’une longue co-existence entre deux êtres hors du temps, ne sachant jamais ni l‘un ni l’autre se positionner exactement ; selon l’époque, l’un prenant le pas sur l’autre et vice versa.  

J’ai un peu plus de 8 ans. Tous les dimanches, je vais à la messe toute seule, à l’autre bout du joli village de montagne où j’habite. Je suis enfant de chœur et je me laisse volontiers bercer par cette ambiance de communion des âmes, priant à l’unisson un hypothétique bienfaiteur de l’humanité souffrante. Moi, j’aime la vierge bienheureuse. Elle a une bien jolie robe longue et son visage irradie de douceur ! Ici dans cette église où tout est prière, je me sens bien ; il ne peut rien m’arriver de mal…
Le livre de messe est bien lourd, tellement lourd qu’un dimanche d’hiver, le corps transi, je tombe à la renverse sous le poids de l’ouvrage et m’évanouis en plein Te Deum Laudamus!
Je reprends mes esprits dans un lit inconnu, celui de la paroisse.
Il fait agréablement chaud. Je suis dévêtue sous les draps. Monsieur le curé me rejoint bientôt. Il me sourit, se penche sur moi et me susurre des mots doux. Il m’appelle sa « toute petite fille » Tiens ? Je savais bien que j’étais fille !  J’aime qu’on me le dise. Il se glisse dans les draps. Je garde le souvenir de mots doux murmurés, d’une respiration saccadée et enfin d’un râle qui me glace.
En douceur, je suis peu à peu conditionnée à l’art de donner à l’autre…
Il ne me quittera plus et m’entourera de sa « tendresse bienveillante» pendant plusieurs mois…vite fait, le dimanche après la messe.  

A 9 ½ ans je termine ma 7ème et mon instituteur m’annonce mon admission en 6ème. Dès la rentrée prochaine j’irai donc au lycée de garçons dans la grande ville proche où je serai interné… non interne.
Septembre, ma valise est bouclée, mon nouveau cartable est trop lourd pour moi. Je quitte Maman pour la première fois. Papa est fier; c’est son garçon qui part à la ville apprendre à la grande école. Moi je suis horriblement partagée entre l’espoir que porte mon papa sur son enfant prodigue et ma peur de l’inconnu. Je voudrais bien rester encore un peu ! Je me sens si petite encore…
Je me résigne pourtant à partir. Après une longue étreinte avec mon amour de Maman, je sens vaguement ce qui reste de mon âme d’enfant partir en quenouille.
Monsieur le curé n’est pas venu me dire au revoir. C’est la seule bonne nouvelle.
Je ne l’ai jamais revu… je n’irai plus à la messe de ma vie.
Bon vent l’abbé. 

Dans ce car qui m’amène vers l’inconnu, Papa garde ma main dans la sienne, je me sens encore protégée. En dépit des souillures récurrentes de ces derniers mois, la petite fille intravertie, un brin ailleurs a laissé s’écouler la vie, dans l’éclatante vérité de sa puérile insouciance.
J’ai dix ans à peine.
« Grenoble, place St André, terminus ! » lance notre chauffeur.
Avec ce dernier souvenir, je laisse derrière moi ma dernière fleur de petite enfance .

Tout le monde descend…
 

Mon Lycée est une immense prison Napoléonienne avec de hauts murs noirs et de gros barreaux aux fenêtres, avec des grilles en fer forgé, les pointes acérées érigées vers le ciel. A l’intérieur, un dédale de couloirs sinistres donnant sur d’immenses cours de récréation sans aucun arbre pour savoir les saisons...
On est bien loin de ma petite école primaire si bucolique !
Mon cœur est lourd, il bat la chamade. C’est l’instant cruel de la séparation. Papa doit repartir.
Il m’embrasse avec cette pudique retenue caractérisant les hommes qui dissimulent leurs sentiments. Sa stature imposante et protectrice s’éloigne et disparaît soudain à l’angle de ce couloir sombre, inhospitalier. Me voilà seule…
De la cour raisonnent encore à mes oreilles des rires d’enfants, des larmes, des cris, puis un coup de sifflet strident. Le silence se fait. On nous met en rang, la valise trop lourde à la main. Dans un état second, j’entends vaguement quelques injonctions d’une sévère autorité. La colonne s’ébranle, on nous oriente vers notre « dortoir »…jamais vu une chambre à coucher aussi grande ! Un long et large couloir meublé d’une cinquantaine de lits ! Je suis prise de panique. C’est que j’aurais espéré plus d’intimité moi ! Un monsieur à la voix forte nous assène quelques règles de vie  intérieure.
Je me soumets bien malgré moi à ces contraintes grégaires.
Ma première nuit et les suivantes sont baignées de toutes les larmes de mon petit corps.
Cruel sentiment d’abandon…  Maman, au secours la tendresse ! Je ressens pour la toute première fois les affres d’une vie de solitude intérieure qui allaient m’accompagner pendant de nombreuses années.
« Cesse de pleurer comme une fille et dort ! » me suggère sèchement le pion de service.
Au bout de quelques jours, je cesse en effet de pleurer pour me réfugier dans la tour d’ivoire que lentement je me construis.
De première de la classe de primaire que j’étais, je glisse inexorablement dans les tréfonds du classement et n’accède que bien laborieusement aux classes supérieures jusqu’à mon baccalauréat, six ans de géhenne plus tard. 

Dans l’intervalle, mon androgynité n’échappe pas aux hommes qui constituent l’univers de l’internat. Encore conditionnée,  je ne refuse pas ces approches. Incorrigible idéaliste, maladivement timide,  j’en attends de la tendresse en échange. On m’en donne en effet car je suis traitée comme la fille que je me sens, mais je dois donner chaque soir un peu plus… quand ce n’est pas à mes petits copains qui me sollicitent sans cesse. Le bruit a vite couru dans le petit monde de l’internat, de mes escapades nocturnes dans la chambre des pions.  

Aujourd’hui encore, certaines images ressurgissent et provoquent un sentiment de dégoût de moi, même si je sais que la peur gouvernait alors mes comportements.
Peu à peu ma vision idéaliste liée à la relation de tendresse, laisse place à la réalité sordide du comportement complexe et pervers de l’homme qu’aucun mot selon moi ne pourra jamais exorciser. Les hommes ont volés mon innocence ; ils ont volés mon idéal de tendresse. Au terme de chaque étreinte, je pleure longuement tous les soirs avant de m’endormir, recroquevillée sur moi-même, comme pour me protéger des agressions récurrentes. Ma tendresse à moi… est poisseuse. Personne à qui oser dire ces choses.
Je n’en parlerai jamais, on m’avait bien signifié l’importance de mon silence…  

Mon statut d’adolescente m’a révélé mon sexe de garçon et les premiers troubles y afférents. Pour l’emploi qui peut en être fait, je suis hélas déjà initiée depuis longtemps. Je découvre simplement ce que j’associe à une douleur lors de la première éjaculation, et ne peux m’empêcher à cet instant de me demander quel plaisir ont ces hommes à « jouir » comme ils disent !
Le développement disharmonieux et non souhaité de mon corps me renvoie une image troublante, déstabilisante :
Ma taille passe de 1,58m à 1,80m !
Je suis longue, longue comme un jour sans pain !
Horrible constatation : « Une fille si grande, cela se peut-il ? »
Je n’ai pas de réponse à cette question. Pas de comparaison possible, les filles sont au lycée de filles.

J’ai 14 ans ; le prof d’Anglais nous annonce la visite de nos correspondants Britanniques.
Le mien est une jeune fille. Elle se prénomme Samantha. Au premier regard, je suis sous le charme.
Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas le merveilleux tableau que m’offre sa figure… je projette mon âme dans ce visage et ce corps gracieux déjà imprégnés de tant de féminité.
J’ai sous mes yeux la révélation personnalisée de ce qu’inconsciemment je rêve d’être !
A cette beauté, j’associe naturellement son prénom que je m’approprie secrètement.
Ce prénom étranger est très peu usité en France alors.
 

Ainsi, Samantha Paul est née.
Le décompte virtuel et intime de mes années de vie au féminin commence à dater de cet instant.  

Un an plus tard, dernier rempart de mon intime féminité, la jolie voix dont j’étais si fière mue peu à peu et accentue considérablement mon mal-être. Je m’accroche désespérément pour maintenir mon niveau vocal. En vain. Une sorte de langueur s’empare de moi. Je n’ai plus d’appétit. Je cesse de m’alimenter. On m’hospitalise. Je ne parle plus pendant des semaines et m’obstine à rester dans le monde imaginaire que je me suis construite en fermant les yeux. Dans mes songes, règne un univers de douceur habité par des filles vêtues de jolies robes blanches et vaporeuses, qui évoluent gracieusement dans l’espace et me couvrent de mille baisers affectueux. Ma robe à moi est rose, un rose très tendre, mes cheveux sont très longs et bouclés comme avant, ma voix est celle de l’enfance. Tout est douceur et sérénité. C’est mon monde, mon Eden à moi.
Cette blessure vocale vécue telle une immense injustice ne se refermera jamais. 

Régulièrement, il m’arrivera encore de retourner dans cet univers paisible et rassurant, lorsque la réalité de cette terre me pèse de trop. Probable qu’il m’ait préservée somme toute ! 

J’ai 16 ans. C’est la fin de mes études. Avec elle, ma liberté retrouvé. 

Je ne sais toujours pas qui je suis, je me suis déshabituée de la tendresse maternelle et me rebelle contre les expressions extasiées telles que : « tu es un homme à présent ! ».
L’abandon d’il y a 6 ans a laissé des traces.
Je retourne m’isoler dans ma tour d’ivoire et l’incompréhension de Papa creuse le fossé de notre relation. 

Je trouve un travail à Briançon, magnifique ville de montagne des Hautes Alpes qui cache de longs siècles de mystères et protège les âmes derrière ses hauts remparts. J’en fais mon refuge. J’aime me blottir contre ces vieilles pierres chauffées par le soleil d’été. Je me sens libre et indépendante. Le choix équivoque de mes rares vêtements,  la finesse de mes traits, l’absence totale de pilosité, font de moi la cible favorite des moqueries de mes collègues de travail que je juge frustes. Des montagnards que mon profil intrigue assurément.
Je sais pertinemment qu’ils m’ont donné un surnom sans équivoque : La gonzesse.
Je n’oppose aucun démenti. Je ne pense plus. Je ne fais aucun effort pour être sociable. Je fuis soigneusement tout contact humain à l’extérieur du travail. Plus que jamais sereine, je me laisse voluptueusement lover dans ma salvatrice solitude. Je rêve à souhait, là haut sur les remparts de Briançon, ville de mon cœur enfin apaisé… 

Une paix intérieure qu’un simple pli viendra troubler, venant d’un ministère.
A 19 ans je suis incarcérée dans mon corps…d’armée. Ici on dit : incorporée. 16 mois d’amnésie totale Rien à dire sur cet univers d’abrutis. Samantha Paul, redevenue Christian, 70 kilos de barbaque inerte, présente par le corps, absente par l’esprit.
Je me mets en veille.  

A ma libération,  je trouve un emploi à Paris.
Vie professionnelle peu attrayante, vie privée misérable. Je ne suis décidément pas faite pour cette grande ville bruyante et agressive.
Retour progressif dans l’univers de mon adolescence. Je m’y complais de nouveau.
Avec ce retour dans mon imaginaire soyeux, celui de mes troubles identitaires. 

Ma seule amie, Marie, mon aînée de 20 ans, me dit un jour que je ne suis pas faite pour ce monde.
« Tu es spectateur de ta vie. Tu te cherches encore et tu ne connaîtras le bonheur et l’équilibre qu’à cette condition : te trouver ! Ne reste pas ici, tu vas te détruire…»
Elle avait probablement compris bien avant moi qui j’étais…avec le recul je sais qu’elle savait ! 

Je quitte Paris et trouve un emploi à Chambéry. Le changement d’air ne m’apporte pas l’équilibre espéré. Mes troubles sont récurrents, toujours inexplicables. J’ai l’impression de traverser cette vie sans passion, indifférente à tout.
A 24ans je n’ai toujours pas « fréquenté » la moindre fille et mes parents s’en inquiètent beaucoup. Je suis vierge…au sens masculin. Je ne m’aime pas et n’aime pas trop les autres. Du moins aurais-je apprécié mes semblables s’ils n’avaient été de mon point de vue si peu fiables, si loin de ma sensibilité exacerbée, si agressifs à mon égard. Je reste en retrait, c’est tout.
Ce monde est un spectacle permanent que j‘observe sans y avoir aucun rôle. 

Mes sentiments confus me harcèlent. Je ne parviens pas à poser de mots sur ce qui me trouble.
Tout cela me mine le mental. J’en crève à petit feu. Mon existence n’a plus de raison d’être. Il n’y a pas d’issue, aucune réponse à des questions que je n’arrive même pas à formuler clairement.
Un constat fort et récurrent : il me manque d’avoir un(e véritable ami(e) avec qui partager ce qui me tourmente. Mais comment se faire un(e) ami(e) quand on vit délibérément dans l’enfermement moral ?
En parler à mes parents ? Rédhibitoire à mes yeux.  

Un soir d’été, au plus fort de mes angoisses, j’absorbe plusieurs verres d’alcool  et je prends le volant dans l’espoir de mettre un terme à mes tourments.
L’accident qui ne manque pas de survenir à la sortie d’un virage ne m’envoie pas ad patres comme envisagé. Je me réveille dans un hôpital.
Trois mois de plâtres plus quatre de rééducation. 

Pendant cette période, je croise le regard d’une jeune fille. Elle est agréable, me parle gentiment et semble sincère. Je me laisse séduire. « Cela rassurera papa et maman » soliloqué-je.
Apprentissage difficile de l’amour.
Je prends véritablement conscience dans ces instants que mon malaise prend probablement sa source dans mon incapacité d’assumer sexuellement mon rôle d’homme. Je m’interroge : pourquoi être affublé de ce sexe, symbole de virilité si je ne peux ni ne veux en faire usage ? Mon amie a bien du mal à me donner la confiance et l’envie qui me manquent.  

Un jour miraculeux je trouve les ressources…au prix de quels efforts !
C’est ainsi que, maladroitement mais incontestablement, je fais à celle que j’épouserai plus tard, un premier enfant. Nous en aurons un second après une éternité d’absence d’ébats de notre couple !
Ces deux enfants combleront ma vie quelques années, tout en apaisant mes angoisses.
Avoir des enfants me prouvait bien s’il en est, que j’étais bel et bien un homme, un vrai… 

A mon grand dam, ma profession me ramène en région Parisienne. 

Ma femme utilise les services de la vente par correspondance pour s’habiller. Je m’intéresse de plus en plus à la lecture de ces catalogues et je participe activement aux choix des robes ou des dessous. Mon avis s’impose progressivement et devient même incontournable aux yeux de mon épouse qui découvre en moi un homme de « goût » et ne choisit jamais sans mes commentaires préalables.
Au fil du temps, je me rends confusément compte pourtant que c’est moi que j’habille par procuration ! 

Je constate chaque jour un peu plus mon incapacité à m’adapter pleinement à cette vie de famille.
Je vois bien que je ne peux satisfaire mon épouse. Mon rôle dans ce dispositif où nous ne trouvons aucun épanouissement, m’apparaît inconvenant. C’est véritablement dans ces années que je ressens le plus l’incongruité de ce sexe entre mes cuisses… d’autant plus incongru que je partage chaque nuit en vain la couche d’une épouse !  

Je me prends de tendresse au bureau pour une jeune fille en difficulté morale. Le hasard fait que m’a femme apprend notre relation qui n’était qu’amicale, celle de deux cœurs en mal d’être. Mon épouse la prend pour une liaison amoureuse. Je profite de cette aubaine, ne conteste pas sa méprise et me laisse doucement porter par les évènements qui nous mènent au divorce. Je ne suis pas totalement dupe. Elle savait mes angoisses et mes interrogations intimes. Elle a mis à profit ce prétexte pour me rendre ma liberté. Sans doute avait-elle besoin de reprendre la sienne. Je n’étais pas le partenaire idéal.
Je lui garde encore aujourd’hui un sentiment mêlé de tendresse et de reconnaissance.  

J’ai déjà 40 ans.
Je suis mutée à Tours. Je ne sais toujours pas qui je suis. Je tourne en rond comme un poisson rouge dans son bocal.
Ma « liberté » retrouvée je me cherche et j’expérimente…. Toujours pas de mots pour comprendre mon « mal ». La question de l’anormalité m’effleure longtemps l’esprit. Homosexualité ? Non plus.
Je ne suis pas naturellement attirée par les hommes et ne recherche pas leur compagnie.
En revanche je passerais des heures à admirer l’esthétisme d’une jolie fille… alors quoi ?
Lentement j’assemble le puzzle de mes années de troubles. Mes certitudes de petite fille, mes doutes, mes blessures intimes d’enfant trop vite initiée à des gestes d’adulte, mon désarroi, mon désespoir, la mue de ma voix et ses conséquences psychiques, l’éducation chrétienne et ses interdits, l’abandon, la solitude, le refoulement honteux de mes intimes aspirations, l’incapacité chronique d’assumer une sexualité masculine et paradoxalement mon attirance incontestable pour les rondeurs féminines.   

Peu à peu je cesse de me demander : « Pourquoi ne suis-je pas comme elles, pourquoi suis-je né garçon ? ». J’avoue enfin : « Je suis comme elles car je suis fille ».
D’abord surprise par cette position trop affirmée, j’éprouve un sentiment de honte pour ce que je viens de m’avouer… vite balayé par celui infiniment heureux d’avoir enfin su dépasser les tabous idéologiques et les barrières psychologiques qui handicapaient lourdement ma réflexion.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Je passe commande dans un catalogue : une robe, une petite culotte, un soutien gorge et des bas… Rien ne me va vraiment mais je ressens alors un extraordinaire frisson de plaisir et de bien-être. C’est une véritable révélation ! Progressivement je vais à la découverte de mon corps, j’affine mes choix. Je parfais et complète ma garde-robe féminine. Chaussures, perruque, bijoux, cosmétiques.
J’apprends assez vite, du moins est-ce mon sentiment du moment.
Dès que je suis ainsi vêtue et maquillée, je me sens infiniment moi-même et lentement j’explore les plaisirs toujours nouveaux de ma féminité re-naissante.  

Désormais en femme chez moi, je commence à m’y sentir à l’étroit et décide une excursion nocturne. Effet classique : une catastrophe ! L’impression d’avoir mille paire d’yeux braqués sur moi derrière les fenêtres, je tressaille au moindre bruissement suspect et m’enfuis au premier éclat de voix.
N’écoutant que mon courage qui ne me dit rien, je rentre bien vite chez moi le cœur battant, me promettant de ne plus recommencer.
D’hésitations en tergiversations, je réitère néanmoins l’expérience et petit à petit, je découvre que l’adrénaline que déclenchent en moi les sorties en femme, me procurent des satisfactions de plus en plus aiguisées.
Je m’enhardis et tente des expériences diurnes en voiture et dans des endroits discrets, pour ne pas dire déserts. Doucement je me rapproche de la ville… toujours en voiture.
Je vis ces sorties comme des écarts de conduite. Je me sens à la fois vivifiée et coupable.
Je comprends pourtant de mieux en mieux qui je suis. Je m’accepte plutôt bien.
Pour autant je ne suis pas certaine de m’assumer encore totalement en société.  

Les aléas professionnels me retardent dans mes velléités de transformation.
Mutation à Londres où je passe un an et  découvre pour l’occasion l’étonnante propension de beaucoup d’Anglais au travestissement !
Garçon la semaine, fille le week end, je trouve un équilibre précaire, insatisfaisant.  

1995. On me rappelle à Tours pour créer et prendre le management d’un service commercial.
Impossible de refuser au risque de moisir encore longtemps dans la perfide Albion où je ne m’adapte pas.
Cette nouvelle responsabilité m’oblige à faire une croix sur mes aspirations profondes et mettre un mouchoir sur cette transformation que je commençais à envisager. Je renonce à vivre cette féminité qui me tendait les bras pour me consacrer totalement à mes responsabilités professionnelles.
Désespoir moral. Je me laisse lentement aller et compense ma souffrance par le travail et l’absorption déraisonnable de nourriture hyper calorifique. Je prends 35 kilos.

Samantha
aimerait bien que Christian cesse ses bêtises. Elle espère une IVG… ! 

1997. Maman est très malade. Je me précipite à son chevet pour la veiller avec Papa et mes soeurs. Je réalise seulement à cet instant qu’elle était probablement la seule personne à qui j’aurais pu me confier.
Au troisième jour, je somnole au rythme lancinant des appareils de respiration artificielle.
Puis le dernier souffle qui figera mon cœur pendant des années.
Enceinte de moi, elle voulait une petite fille. Cela explique peut-être les cheveux longs de ma prime enfance et la barboteuse….rose.  

Maman est partie, sans savoir exactement qui était son enfant. Je lui dirai plus tard…
Doux bisous Maman. 

1998, fusion avec une autre société... licenciement économique. Il faut rebondir.
Je crée une petite société commerciale. Dés lors, chaque jour sans vente est un jour d’angoisse. Enormément de travail et de fatigue, de réussites en déceptions, jusqu’au jour où des problèmes de santé viennent obérer tous mes efforts.
Vente de l’affaire en catastrophe. Plus de revenus. Pas de droits au chômage.
La souffrance physique est telle que j’envisage le pire. Je sens mon corps se dégrader de façon inquiétante.
Une rapide rétrospective de ma vie me fait prendre conscience à quel point j’ai toujours été prisonnière de mes tabous. Est-il possible que j’aie pu laisser couler ma belle jeunesse sans me prendre en charge et assumer mon genre psychique ? Oh je sais bien que je suis un peu injuste avec moi-même mais je ne puis m’empêcher de me traiter de sotte pour être passée à côté de ma vraie vie. Aujourd’hui tout est fini. J’arrive à l’automne de ma vie, l’impression d’en lire les derniers paragraphes… je vais finir infirme, c’est sûr ; il ne me restera alors que les remords.
J’ai le sentiment que l
e destin s’est jeté sur moi comme un vent polaire…   

Refusant de sombrer, je me promets alors que si je parviens à sortir de ce mauvais pas, je m’assumerai pleinement fille et vivrai librement ce que je me suis toujours refusée au nom de la société et de ses interdits, au nom de la famille et de ses tabous. 

Heureusement, le traitement atténue peu à peu les insupportables douleurs du début.
Déterminée à revenir à moi, je travaille à ma guérison, habitée d’une folle énergie.
Un jour d’octobre 2002, le téléphone sonne : on me donne rendez-vous pour un entretien professionnel.
Un mois après, je prends mes nouvelles fonctions. 

Depuis ce jour, tout en intégrant ma toute récente charge professionnelle, je n’ai de cesse d’avancer dans mes démarches pour ma transition.
Et j’avance, au-delà de mes espérances les plus optimistes.
Le moral et l’équilibre financier retrouvés, la douleur physique devient plus simple à gérer.  

Parce qu’elle s’assume désormais, Samantha a pris toute sa place dans ce corps biologiquement né garçon.
Sans en mésestimer les inévitables écueils, j’espère (naïvement…) être acceptée et m’intégrer aussi harmonieusement que possible dans la société humaine.
Je n’oublierai pas Christian qui a eu l’élégance de s’effacer pour me mettre à la lumière, après une longue et délicate co-existence.  

Je suis consciente de la chance que j’ai eu de sortir enfin de mon interminable labyrinthe psychique.
Je me garde d’avoir des regrets sur le « temps perdu ».
Devant moi j’entrevois de douces perspectives au féminin. Je ne sais franchement pas jusqu’où mon destin me permettra d’avancer dans cette nouvelle voie. Peu importe…
Je sais que je suis désormais sur la bonne route. MA route ! Je vais la suivre en pleine confiance, les yeux rivés vers l’horizon enfin éclairci.
Améliorer ma qualité de vie affective et professionnelle, en reprendre la pleine maîtrise, mieux m’aimer et m’ouvrir plus aux autres, vivre enfin en paix avec mon corps, avec moi-même…
Etre simplement, tout simplement heureuse, tel est mon credo.
Nonobstant les vicissitudes du passé, je veux aller au bout de mes rêves les plus incertains et sollicite de la vie une seconde chance… 

Le bonheur est à portée de main. J’ai écrit ces quelques mots par nécessité. Je n’aurai plus besoin d’écrire. Le bonheur ne s’écrit pas ; il se vit…
Alors, rêveuse Samantha ?
Peut-être, mais consciente désormais et résolument femme… 

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« Je ressentais une profonde mélancolie, mais j’étais heureuse. Je n’ai pu retenir mes larmes. Je pensais à ce que m’avait souvent dit ma grand-mère : nous avons une vie antérieure, une vie présente et une vie future.
M
a vie présente commençait. »
Guo Xiaolu

 

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Mars 2007…

 

Ce témoignage a été écrit fin 2003.
Début 2004, j’ai fait mon coming out auprès de ma Direction et j’ai été admise à plein temps dans ma société sous statut féminin.
Ma famille n’a pas trop aimé cette transition. De ce côté, un silence pesant.
J’ai épousé ma nouvelle vie au féminin pour le meilleur… et pour le pire.
Depuis quelques mois je suis en pré retraite.

A présent, je vais me survivre dans la quiétude. Manger
, dormir,
exister lentement, doucement, comme les arbres autour d’une mare étale.
Besoin de silence, de lectures nourrissantes, de musique classique, de mes ami
(e)s sincères surtout.

J’apprends que la vie est un jardin où il serait injuste de ne pouvoir goûter à tous les fruits de tendresse… et j’y goûte sans modération !

Ma demeure semble parfois une île solitaire, sereine dans l’océan d’une société qui s’agite et tourbillonne…
Je ne reste pas totalement inactive et sûrement pas indifférente.
J’ai créé
Entraide Transgenre Tours.

 

 

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© Samantha Paul, le 1er Novembre 2007 - Tous droits réservés ETT37